Direction ailleurs ou une parcelle de mon quartier juif

Une poche de papier recyclé dans la main droite, je quitte mon fournisseur habituel de viennoiseries et reprends, pour de bon cette fois, ma course effrénée dans une Montréal glacée. La faim accélère mon pas et nourrit ma précipitation. Un feu rouge coupe rapidement mon élan, m'oblige à m'arrêter, et laisse l'opportunité au froid d'envahir mes jambes. De telles températures, c'est à vous donner envie de courir sans jamais s'arrêter. Qu'importe, le feu opposé est vert et sans perdre une occasion de traverser je passe de l'autre côté de la rue. Elle est large, la rue Saint Viateur, et de gauche comme de droite l'on se sent emporté par l'élan des travailleurs courageux qui rejoignent le labeur à pied. Je me rends compte alors, et prends note, que ce matin cette grande artère du quartier Mile End me semble un peu trop familière. Serais-je déjà capable de l'imaginer les yeux fermés ? Attention, une fois de plus un feu se met en travers de ma route. C'est alors que je décide de prendre la première sortie sur le côté, afin d'échapper pour de bon à ces perturbateurs de marcher tout droit. Le moment est venu d'apprécier le calme d'une journée qui prend sa place, et de se laisser porter par une rangée de maisons typiquement montréalaises. Plus que semblables, elles reposent toutes sur un escalier en métal habillé de neige et sont si parfaitement alignées que si l'une tombe, elles tomberont certainement toutes avec elle.
J'entre ainsi dans la rue Jeanne-Mance, en plein cœur de mon quartier, cosmopolite, surprenant, et juif depuis plus d'un siècle.

Lire sur le chemin du travail permet de s'échapper un instant dans un autre univers et d'oublier que l'on vit dans un monde où les voitures ont pris bien trop de place. Je tente alors de reprendre la lecture que j'avais commencée avant que la faim ne me gagne, mais j'aurai peine à dépasser la première ligne avant que l'intrigue ne s'installe. Il y a dans cette ruelle comme un silence qui n'a pas sa place, une apparence trompeuse et un décor a priori normal, mais qui me cache quelque chose.
Deux maisons sur trois semblent endormies. Il est tôt et les plus âgés sont déjà sur la route, laissant sans scrupule derrière eux un foyer immobile mais chaud, qui les attendra jusqu'au soir et leur ouvrira la porte comme si de rien n'était. Un peu plus loin de là, j'aperçois celui qui ne va pas tarder à partager un court espace-temps avec moi. Il s'agit d'un petit être insolite, tout vêtu de noir et posté au garde-à-vous sur le trottoir. Derrière lui et suivant une ligne imaginaire parfaitement droite, se trouve un de ces escaliers habituels, aux marches remplies de neige et de traces de pas, et couronné d'une porte bien fermée. Abandonné au triste sort de devoir se rendre à l'école, le petit homme ne doit pas avoir plus de huit ans. Fidèle à la chaussée et silencieux, il a le regard perdu dans le caniveau comme s'il s'y inventait des mondes.

Notre petite masse immobile avale toute la lumière du jour et l'emporte avec elle dans une contrée lointaine de la pensée juvenile, si jeune et à la fois si obscur, l'enfant est habillé de noir, de son sac à dos, son manteau, son écharpe, ses chaussures, à la toque qu'il porte au sommet de son crâne, faisant de lui une présence fantomesque dans cette absence totale de couleur. Ou presque. Une seule touche en effet se détache du portrait, c'est cette superbe chevelure d'un roux vif et rebelle, auquel il n'a rien pu être fait pour atténuer le reflet naturel.
Je m'approche doucement de lui mais il ne bouge pas d'un pied, comme si ma présence avait le poids d'un insecte et tout aussi peu d'intérêt. Je ralentis mon pas jusqu'à voir de près sa chevelure rousse et le blanc immaculé de son cou. Nous sommes là en présence d'un exemple d'une hygiène capillaire parfaite et minutieuse, à la limite du fétichisme. De plus près encore je reconnais la coiffure traditionnelle que porte les juifs orthodoxes du patelin, c'est-à-dire les cheveux assez courts en arrière et deux très longues tresses de chaque côté du visage, comme deux bâtons parallèles enroulés sur eux-même. Certains portent des toques de poils impressionnantes sur la tête mais il faut certainement mesurer plus d'un mètre et demi pour ne pas avoir à la ramasser par terre à chaque instant. Notre personnage quant à lui n'a pas dû vivre assez longtemps pour que ses deux petites tresses rousses atteignent la taille requise, mais l'allure est tout de même unique et l'effet réussi.

Comme lui je baisse de nouveau la tête et me plonge dans les effluves de mon roman dont j'ai gardé la page malgré le froid qui ronge mes doigts. J'attaque la deuxième ligne. C'est là qu'entre en scène un autre personnage de la grande famille de la rue Jeanne-Mance. Parfaitement identique au premier, tant dans sa posture que son vêtement, il n'a pas la même couleur étonnante de cheveux mais invite tout de même à la perplexité. Ce n'est pas tant l'individu en lui-même sinon la répétition d'individus qui intrigue. Je ne saurai pas aujourd'hui ce que raconte la troisième ligne de la page soixante-sept de mon livre, car je suis captivée par ces petits bonshommes alignés sur toute la longueur du trottoir. La rue est rigoureusement jalonnée de ces petits êtres silencieux. Chacun comme la copie du précédent, ils ne semblent pas prendre en compte ma présence dans leurs pensées matinales, pourtant flagrante. Ma grosse blouse blanche me fait intruse, une poussière emportée au hasard du vent.

Parfois la porte derrière eux s'ouvre et un homme, accompagné d'une femme au teint très clair, s'échappe rapidement de la maison. Pendant une demi-seconde j'épie un regard, une tape dans le dos ou une parole familière à l'encontre de l'être dont il sont la raison même de l'existence, mais rien ne se passe. Les parents contournent l'enfant dans son dos et l'évitent discrètement, sans même un contact physique et dans un froid plus que glacial.

Je continue ma route car le spectacle est comme un jeu pour moi. Je voudrais que la rue jamais ne se termine, pour continuer cette répétition étonnante, chercher l'erreur dans ce paysage insolite. L'un d'eux me fera sourire, il porte dans sa main droite une petite assiette en plastique contenant son premier repas de la journée : une tranche de pain brun, un quart bien tranché de poivron rouge, et un autre quart de poivron vert déjà à moitié ingurgité par un ventre affamé. L'on pourrait s'interroger sur l'avenir de l'assiette en plastique mais ce n'est pas le moment, le bus arrive. Certains s'étaient regroupés en bande pour se raconter à voix basse leurs meilleures trouvailles, mais à cet instant tous fixent du regard le même point jaune qui remonte la rue. C'est l'heure d'y aller. Dans sa longue traversée, le point jaune stationne, chaque trois maison, afin de laisser se précipiter à l'intérieur un petit être noir de plus en direction du siège bien chaud qui l'attend. Le chauffeur est aussi coiffé dans les règles et il n'acceptera que des garçons dans son bus, en prenant soin de n'en oublier aucun.
L'autre partie de ce monde n'a pas dit son dernier mot et elle aussi veut aller à l'école, ou du moins quelqu'un veut qu'elle y aille, mais quand ce sera son tour. C'est alors qu'une deuxième note de musique se joue entre les chants d'oiseaux et le vent frais du lundi matin. À l'instant ou disparaissent les petits hommes, quelques jolies jeunes filles sortent brusquement de par les portes fermées. Elle sont prêtes à rentrer dans leur bus, suivant de près le premier et s'arrêtant lui aussi mécaniquement là où il est attendu. L'apparence est plus libérée, la tenue aussi. Le soleil prend de l'envol et l'ambiance se réchauffe doucement.

Plongée dans un décor légèrement différent de mon habitude, mais trop étrange pour ne pas l'apprécier, j'ai l'impression aujourd'hui que notre monde est rempli de couloirs comme celui-ci ou se côtoient des vies, des principes, des religions, des philosophies, des styles, des âges et chaque fois des rêves différents. Comme un ensemble de détails qui définit le terrain de jeu de l'espèce humaine, un contexte qui habille les personnalités, et leur donne à la fois limites et raison d'être.


Finalement au bout de ce couloir vide que je laisse derrière moi, je retrouve peu à peu la vie et me sens visible au milieu d'un mélange de styles, d'âges et de couleurs. Cette foule nettement plus familière se laisse pénétrer régulièrement et comme à l'habitude par un grand homme coiffé d'un haut chapeau poilu et de ces fameuses tresses, bien plus vieux que tous ceux que j'ai croisé un peu plus tôt mais tout aussi peu bavard.
Bien qu'il soit plaisant d'imaginer le contraire et alors les suppositions amènent à des images radicales, il est vraisemblable que ces premiers petits êtres seront un jour de ces derniers de cinq fois leur âge, l'innocence et l'insouciance laissant place à une figure forte représentant de toute son apparence des valeurs qui nous sont inconnues, et nous les retrouveront pour sûr vêtus de la même façon, au même endroit, et toujours aussi étrangement ailleurs.